> Dimanche 16 février. Le marshrutka d'Irkoutsk à Olkhon, île
de l'Ouest du Baïkal, cahute et les bonnets de fourrure sursautent.
Quelques heures en apesanteur puisqu'il ne sera question de suivre le
paysage, hermétiquement dérobé à la vue par l'épaisse couche de
neige puis de glace couvrant les vitres du véhicule. Comme un petit
air de traversée du salar de Uyuni, désert de sel blanc bolivien.
La température en moins.
Les Bouriates rentrent chez eux, devant
moi une famille, trois générations de femmes aux charmants visages
tout en rondeurs. La grand-mère, la mère et la petite Anya. Ceux
des étrangers qui baragouinent quelques mots de russe échangent
quelques banalités mais les locaux ne s'étendent pas.
Far West
Le village de Khoujir, né
de la pêche dans les années 30 et voisin du goulag de Pestchanaïa,
relié à l'électricité voilà 8 ans, fume, volutes blanches sur
fond blanc. Mille cinq cents âmes qui vivent toujours de la pêche
et des visiteurs. Beaucoup moins de la pêche d'ailleurs depuis la
fin de l'URSS, de la collectivisation, de la conserverie qui ne
tourne plus qu'au ralenti pour quelques omouls à vendre aux
touristes. Les carcasses de bateaux se grattent le flanc à la neige
tout comme ceux d'Aral paressaient sur le sable salé du désert
d'Ouzbékistan. Les images se suivent et se répondent.
Je loge chez Vera. Une
petite femme qui vit seule. Pas de confort superflu. Aller aux
toilettes, cela signifie enfiler collants, deux paires de
chaussettes, deux ou trois pulls, l'anorak, deux paires de gants, le
bonnet, la capuche, traverser le jardin, la rue, contourner deux ou
trois carcasses de voiture pour atteindre la petite cahute fermée à
clé où trouver un simple trou dans le sol craquelé de verglas. Et
puis parfois se rendre compte arrivé à ce compte que l'on a tout
simplement oublié le papier toilette à l'intérieur...Vera
travaille juste à côté, à la station météo, souvent de nuit.
Alors pendant les heures sombres, elle m'enferme dans sa maison qui
ne peut même s'enorgueillir de l'eau courante. De toutes façons
j'aurais eu bien peu envie de me risquer à atteindre les toilettes
la nuit. Et pourtant me dira Alexei le naturaliste, « de ce
côté du lac il n'y a pas d'ours, ils sont au nord. »
Dehors le rocher du chaman,
Chamanka, brise la glace. Les quelques quatre-vingt touristes
coréens, rarissime en hiver me dit-on, s'y pressent autour d'un
pseudo-chaman pour une cérémonie aussi fugace que leur passage. Le
matin, les rues de Khuzir arborent comme un petit air de far west.
Omoul
Je rencontre Nicolas, un
français échoué ici depuis peut-être une ou deux années par
intermittence. Il y pose ses réflex de photographe et veut aller cet
après-midi là au cap Khoboy, haut-lieu du chamanisme tout en
grottes, rencontre de la petite mer et de la grande mer à la pointe
Nord d'Olkhon.
Les frais d'essence réglés,
j'embarque dans la camionnette Uaz qu'il a acquise d'occasion pour un
peu plus de 6000 euros. Pas si ancienne que cela, un modèle de 2007,
mais rien ou presque n'a changé dans la conception depuis des
décennies. « Toujours une pièce à réparer, je viens juste
je pense de résoudre le dernier tracas que je traîne depuis des
mois. D'ailleurs ce genre d'engin se vend beaucoup plus cher avec la
garantie. Ici tout le monde répare soi-même. L'occasion de se
frotter à la mécanique ». Disons le tout net, nous ne sommes
jamais arrivés au cap Khoboy.
Passée une large faille
marquée par des chaos de glace, Nicolas commence à douter de la
route que nous avons décidé d'emprunter sur le lac gelé. Ne nous
éloignons-nous pas trop vers l'Ouest, vers cette rive du lac que
nous voyons indéniablement se rapprocher, à l'opposé même du
Cap ? Tant pis et tant mieux. Nous prenons le parti de demander
notre chemin aux pêcheurs dont nous voyons véhicule et tente
plantés en plein cœur du lac. « Ne t'attends pas à beaucoup
de chaleur. Souvent ils sont plutôt rustres. Et il ne faut pas
s'aviser de prendre des photos, la plupart braconnent et craignent
les contrôles ». Chance pour nous, ceux-ci affirment posséder
tous les papiers nécessaires, se prêtent au jeu de l'objectif et
ânonnent même pour nous faire sourire quelques mots de français.
Cela fait une semaine déjà qu'ils dorment tous les trois devant
leur trou, pour une centaine de kilos par jour vendus 180 roubles le
kilo. « Une bonne paie. Mais ici, contrairement à nous qui
avons pour habitude de travailler tout le temps, les gens ne
travaillent que quand ils en ont besoin. Et souvent, cela s'évanouit
vite en vodka », lâche Nicolas. Pendant que nous discutons
avec eux, surtout Nicolas en réalité car mes trente mots de russe
se révèlent affreusement inappropriés à la situation, un énorme
fracas, sourd et prolongé. Comme un air de tremblement de terre à
Taïwan. Je regarde les pêcheurs, pas une réaction. « Tu ne
bouges même pas, tu as fais ça toute ta vie ? » s'étonne
Nicolas. Non mais de quoi s'émouvoir si ceux qui partagent la vie du
lac nuit et jour depuis une semaine ne bronchent pas ?
Cette faille même que nous
venions de passer respire et vit, comme toutes les failles. Glace ou
plaques quelle différence. Celle-ci, nous sommes bénis, est
convergente. Moins de risques de caler le véhicule dans une ornière.
En la regardant de plus près, nous y voyons tout de même beaucoup
d'eau. Elle nous gratifie de ses plus profonds grognements,
craquements, ronflements, frottements, froissements...Il s'agit de
trouver un autre passage.
Nicolas plaisante mais le
fond du lac, 1642m au plus bas, se tapisse d'années en années de
véhicules et parfois des dépouilles de leurs occupants. Les zones
dangereuses s'identifient clairement paraît-il. La dernière
victime, récente, un conducteur de camion. Vingt tonnes, un
chargement de bois, un mètre de glace au mieux. Ivre ou non,
là-dessus les versions diffèrent, il n'avait presque aucune chance
de s'en sortir.
Le retour vers Irkoutsk s'avéra
beaucoup moins aérien que l'aller. D'abord j'avais la nausée, un
omoul pas frais peut-être. Coincée tout à l'arrière du marshrutka
bondé encore et toujours de Bouriates en peaux, à quatre sur une
banquette de trois, j'eus toutes les peines du monde à répondre aux
sollicitudes bienveillantes de mon voisin, Yura. Un visage buriné de
trappeur, une haleine chargée de vodka dès l'entrée, plus de dent
au compteur et un verre de bière à la main pendant les 6h que
durèrent le trajet. Il n'eut de cesse de m'entretenir avec un regard
pétillant de d'Artagnan de Gascogne et de Napoléon, avec une fierté
qui n'aurait pas été plus arrogante s'il avait bouté de ses mains
l'armée du petit homme hors de Russie. Tout cela en russe bien
évidemment. J'en tournai presque de l'oeil.
Photos : Khoujir, Irkoutsk
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