> Lundi 10 février. Il arrivait à Tourgueniev de les
qualifier d'indomptés, les Cosaques. Ce peuple multiforme dont
l'origine conserve encore une part de mystère, dont la fonction de
combattants et d'aventuriers a longtemps prévalu sur les liens du
sang. Ce sont eux ma plus belle découverte de Vladivostok.
Une ville
Arriver à Vladivostok, dont le nom
signifie «dominer l'Est », ville ultime du transsibérien, qui
plus est pour ma part en porte d'entrée et non de sortie, exige de
se laisser fouler un mythe. Qu'en attendre de plus que ce que ce nom
convoie d'extrême-oriental et presque d'occulte ? Car
Vladivostok, place stratégique, fut longtemps fermée en chasse
gardée de la flotte soviétique du Pacifique. Rien ou peu n'y paraît
aujourd'hui, tant la ville semble renaître à son passé de place
commerciale, carrefour, tant que le pouvoir de Moscou le permet, aux
confins de l'extrême-Orient, entre Chine, Japon et Corée.
Cosmopolite en un sens. Jusqu'à cette fine présence de la
nourriture coréenne, kimchi dans les commerces et les
réfrigérateurs, larges gâteaux à la crème dans les pâtisseries,
comme un rappel de ce début de 20e siècle qui vit tant de natifs de
la péninsule tenter ici leur chance. L'architecture tsariste côtoie
sans manière les motifs Art Déco plus tardifs, les immeubles
staliniens non dépourvus de charme, les blocs soviétiques, les
barres plus modernes encore et même le récent plus long pont à
haubans du monde. Et finalement, tous apportent une pierre à
l'édifice de cette ville et aucun ne détone en nuance, dans la
palette de ce large champignon sans neige, sur le contraste froid du
ciel pur de l'hiver oriental et des blocs de glace qui ont eu raison
de la mer en cette saison. Fantoche fantôme du passé martial,
s'exhibe en cale sèche un sous-marin plus ancien encore que le
blocus. Il sert de terrain de jeu aux enfants, à côté de quelques
vaisseaux de guerre encore bien fonctionnels. On n'est jamais trop
prudent.
Un peuple
S'il est un peuple qui contribuât au
développement de Vladivostok, à cette conquête de l'Est du milieu
du 19e siècle, ce furent bien les cosaques venus y tenir la
frontière dans les premiers temps. Pionniers sur ces terres sans
autochtones, ils s'établirent -ou furent établis-, le long de
l'Oussouri et de l'Amour, eux venus du Terek dans le Caucase Nord,
passés dans le Don, puis en Transbaïkalie. Rien de plus logique
alors que de les y rencontrer aujourd'hui. Romain appréciait depuis
des années leurs profondes voix envoûtantes et décidées, en
l'incarnation du groupe Emchane, sis à Vladivostok. Contact pris, il
s'avéra immédiatement qu'il me serait possible de loger chez une
des chanteuses du groupe, Olga. Chance incroyable, d'autant plus que
le groupe lui malheureusement s'était disloqué depuis quelques
années.
L'occasion de partager une soirée
intime et chaleureuse, « pas totalement cosaque » dirait
Olga car il n'y eut que des voix de femmes et des chants cosaques ne
peuvent s'entendre qu'avec une majorité de voix d'hommes. Pour moi,
la magie opéra malgré tout. Comment ne pas être emporté par la
force et la puissance de ces chants où il est question malgré tout
des vicissitudes de l'attente ? Cette attente des femmes après
le départ de leurs hommes à la guerre et elles furent nombreuses
dans l'histoire cosaque. Cette solidité des femmes se lit dans le
visage de Galya, amie d'Olga, chef de choeur professionnelle. Son
rêve, « diriger un choeur d'hommes » !
Une famille
Pour Olga, être cosaque ce n'est pas
être russe. D'ailleurs, cela se voit sur le visage. « A
Moscou, les vraies femmes russes ont le visage rond, blanc, marqué
d'un tout petit nez rond. Les cosaques ont un visage plus anguleux,
moins dans la douceur, plus volontaire ! » Etre de
Vladivostok, ce n'est pas être russe, c'est être extrême-oriental.
Pour eux, ici, Moscou, c'est presque un autre pays à plus de 9200
km. Vladivostok brasse toute cette subtilité, et la famille d'Olga
aussi. D'une ascendance cosaque par son père, ukrainienne par sa
mère, elle est à l'image du peuplement de la cité, mariage
d'ethnies, il y en aurait selon elle aujourd'hui 129 dans le Kraï de
Primorie. L'entourage de la famille révèle cette mosaïque.
L'énergique Anya, cosaque et chanteuse aussi à ces heures, a épousé
Kolya, tatar de son état. Une victoire pour cet homme qui en
plaisante volontiers. « Vous avez pris notre territoire, je
prends l'une de vos femmes ! » Anya, étudiante, passait
beaucoup de temps déjà avec Olga et son frère Igor. « Elle
en pinçait à l'époque pour Igor mais lui aimait une autre fille.
Voilà c'est le destin, elle a rencontré Kolya, il y a eu le
mariage, les enfants... », sourit Olga.
Le destin d'Olga, c'est la liberté.
Elle n'aime pas les amoureux de passage espagnols qui se permettent
de penser qu'il faut protéger avec condescendance une « pauvre
femme russe seule avec deux enfants... », elle aime
l'irrévérence et l'esprit de fronde des français. Peut-être un
trait que nous partageons avec les cosaques. Elle veut que ses
enfants gardent leur culture. Seva, 11 ans, s'instruit dans un club
pour petits cosaques -ouvert aux enfants qui ne le sont pas! Pas de
communautarisme malsain-, et a déjà pris part à un entraînement
de terrain, exercices de tir et costume militaire inclus. « Je
ne suis pas une mère stricte. Les contraintes imposées par la
tradition, se coucher à telle heure par exemple, ce n'est pas
important. Ce qui est important dans la tradition, ce sont les chants
cosaques ! » Elle veut faire de ses enfant des êtres
indépendants et les accompagne tout en douceur. Ici l'on prend des
cours particuliers de japonais à la maison, en famille, Olga, Seva
et Yara, sa fille de 14 ans, tous ensemble. « Ce n'est plus une
contrainte si ça devient un plaisir partagé par tout le monde ».
Ainsi va la vie chez une famille de
cosaques d'aujourd'hui. Avec comme une pointe d'amertume en toile de
fond. « Nous étions 6 millions avant la révolution. Avec le
génocide, il ne reste de nous que quelques milliers, c'est la fin de
l'histoire des cosaques ». Comme toujours, ils se battent pour
faire entendre leurs voix. Ecoutez-les.
Photos : Olga, son frère Igor et leurs amis (1) et (2), Olga et Anya (3), Galya et Igor (4), Kolya Anya et leurs enfants (6), en dessous, vues de l'appartement d'Olga et vues de Vladivostok
Photos : Olga, son frère Igor et leurs amis (1) et (2), Olga et Anya (3), Galya et Igor (4), Kolya Anya et leurs enfants (6), en dessous, vues de l'appartement d'Olga et vues de Vladivostok
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