> Mardi 25 février. Le transsibérien ce sont 9288 km de
territoires conquis. C'est un nombre incommensurable de bouleaux et
de pins. Il n'est pas question de distance, que dis-je mais de temps.
Ici la relativité prend forme. On ne demande pas « où
sommes-nous ? » mais « à quel décalage horaire
sommes-nous de Moscou ? »
Les villages étalent leurs incendies
bien avant d'être visibles, fumée perdue dans la steppe. Blanc sur
blanc. Cabanes de bois, couleurs vives, vieilles ladas. Rien de neuf
sous le ciel infini, pas même ces cheminées, encore et toujours.
Etre à une journée d'Irkoutsk ici n'a rien de désuet. On croit
entendre les essieux crisser sur la neige et l'on voit chaque congère
s'évanouir dans le passé de notre trace. Aux arrêts, les marteaux
dégivrent en grand fracas les soubassements du monstre d'acier.
En platskart, les journées se vivent
complètement et les matins se ressemblent tous. Souffles paisibles
ou agités de ceux que le sommeil vient de prendre. Volutes de
chaleur qui décrochent les cristaux de la nuit sur les vitres.
Glissements des chaussons vers le samovar. Tasses de verre et de
ferronnerie ouvragée au motif de la compagnie ferroviaire. On sent
que l'on touche ici un fragment de l'âme russe. On la toucherait
autrement en parlant russe mais on la touche quand même car il est
des forces qui se passent de mots.
Ouzbeks
Qui sont-ils, ceux là qui ronflent
doucement sur ces banquettes usées ? Une mère parcourant deux
jours de taïga pour visiter son fils, élève officier à Omsk. Deux
amoureux qui dorment tête-bêche sur la même banquette. Une
dentiste feuilletant les revues vaguement inquiétantes qu'elle vient
de glaner en formation à Irkoutsk, matrone en notre petit coin,
gardienne du temps, le temps d'étaler nos draps, de siroter un thé.
La petite Masha, deux ans peut-être, lèche la glace du carreau
terne sous le regard passablement ennuyé de sa mère. Une babouchka
aussi vieille que le tracé du train monte un soir, près de 22h.
Ridée comme un drap usé, un pâle fichu fleuri n'arrivant pas à
cacher qu'un jour ses cheveux filasses furent blonds. Elle sort de la
poche de sa robe de crêpe à motif de chevrons mauves un tout petit
sac plastique, en tire et consulte fiévreusement un téléphone hors
de propos. Des jeunes femmes coquettes usent du recourbe-cils avant
de descendre. Une poupée russe de treize ans, pâle et rose,
tremblante et frêle comme un saule, me récite Pouchkine à la
profondeur de la nuit, avec la ferveur que j'eus à son âge pour un
Rimbaud.
Entre Vladivostok et Oulan-Oude monte
un groupe d'hommes. Noirs d'ongles et de cheveux, des sacs à n'en
plus finir, ils m'entourent dans ce renfoncement de compartiment qui
n'en est pas un. Peut-être suis-je indéfinissablement inquiète.
J'essaie de deviner leurs origines, du peu que je connais du Caucase
et de l'Asie Centrale. Le troisième jour, ils me sourient. Ils sont
ouzbeks et rentrent chez eux à Samarcande après un rude labeur
sibérien. Leurs yeux fatigués ne me quittent plus, je leur montre
mon Samarcande. Ils sont heureux, je crois.
Conversation
Ils ne sont pas les seuls migrants.
Chinois, Tadjiks s'entassent aussi en troisième. Les influences
musicales se superposent, dans ce Babel qui longe toutes les
frontières de l'Orient.
J'avais pourtant appris qu'il n'est pas
de mise ici de sourire au premier regard. Un bref oubli et Vladimir
en face de moi – un visage qui n'est pas sans rappeler celui de
l'autre, la jeunesse et les incisives d'or en plus-, s'en trouve
encouragé bien malgré moi. Pas un mot d'anglais pendant de longues
heures mais au moment de quitter le wagon, entre chien et loup, mon
sourire se trouve gratifié d'une boite de corned beef bourrument
déposée sur la table devant moi, à mes oreilles trois mots
murmurés, longuement et à force de profonds soupirs visiblement
pénibles de longues minutes préparés en silence. « I love
you ». Je n'en fus pas moins vaguement soulagée de les voir,
lui et sa bouteille de vodka, évanouis sur le quai.
Remonter dans le train après un ou
quelques jours à terre, c'est reprendre une conversation interrompue
avec ce vieux compagnon dont on s'est presque lassé et qu'on aurait
peut-être de bon cœur vu disparaître. Reprendre la peine du
forçat. Renouer avec le skaï bordeaux et continuer la confession.
Et pourtant rien ne peut être repris là où l'on s'était séparés.
Si l'interlocuteur lui est immuable, l'on a changé pendant ces
escales que l'on comptait avaler sans s'en laisser conter. L'état
d'esprit qui nous caractérisait s'est évanoui, laissant place à
une façon neuve de regarder ces paysages identiques. Il y a un peu
d'une défaite dans cette renaissance-là. Le train a fait exploser
les cuirasses.
« Le Transsibérien, c'est une idée.
Si tant est que nous voyageons, nous voyageons donc avant tout dans
une idée.» Jean Echenoz