jeudi 29 août 2013

Forces







 > Lundi 19 août. Un voyageur de passage au Kirghizistan rencontré à notre arrivée à Osh nous l'aura fort justement martelé. « Au Kirghizistan, commence par grimper 1000m et après on discute ». Osh quitté, passée la vallée de Ferghana kirghiz, encore largement peuplée d'Ouzbeks, non sans que cela génère ou ait généré moult tensions aux frontières, l'adage prend tout son sens. Peuple des plaines contre peuple des hauteurs. Les deux visages du pays s'opposent, Janus dos à dos, avec l'enclavement qu'il faut surmonter de l'un à l'autre pour conserver encore les particularismes.

Pour nous, l'affrontement des cimes aura pris la forme d'une déambulation de vallée à vallée autour du lac glaciaire d'Ala-Kül. Un itinéraire classique s'il en faut, réputé simple d'accès. Trois jours, trente-cinq kilomètres peu ou prou, deux mille mètres à gravir. Le baroud d'accueil du Kirghizistan.

Le froid, le grésil nous auront fait notre affaire. Une arrivée sur les rotules et à bout de souffle aux 3500m à mi-parcours, à presque brouiller la vue des eaux troubles et minérales d'Ala-Kül, planté de toute sa lourde quiétude aux falaises comme le plomb fondu à son creuset. Une nette évidence du découragement, un engourdissement inquiétant des membres à vous faire perdre tout esprit critique et la tentation de quitter le sombre géant turquoise au plus vite, sans lui offrir la nuit promise. Et puis non.

Chika et Jypa, 23 et 24 ans, jeunes mariés d'avril et gardiens pour l'été d'un campement d'altitude, nous offrent le gîte sous tente, un borsh salvateur et leur force simple et généreuse. La nuit précédente, Chika n'avait pu dormir, occupé à courir la montagne à la recherche de porteurs éméchés, joueurs bien imprudents d'une incroyable partie de cache-cache à plus de 3000m. Deux allers et retours sur plus de 500m de dénivelé, entre minuit et cinq heures du matin, à travers ce pierrier glissant et abrupt menant au col du lac, qui avait suffit en plein jour à extirper de nous toute once de volonté. Son sourire et son anglais hésitant nous racontent tout cela, sans autre forme de procès, le plus banalement du monde. Il faut dire que Chika est né de ces pics et y a ramené sa femme, Jypa, originaire de Naryn. Jypa a étudié à l'université à Bishkek, enseigne pendant l'année et parle un anglais de très bonne facture. Durant ces longs mois d'été d'isolement, elle assène les leçons du dictionnaire d'Oxford à son berger de mari, espérant ainsi pour lui, pour eux, un avenir plus prospère.

Au petit matin, après une nuit glaciale et sans sommeil, Ala-Kül se révèle dans toute sa puissance. Une de ces forces telluriques à vous foudroyer sur place l'hybris des hommes. Pourtant, il nous faut encore tenter de le dominer par le franchissement d'un second col à son épaule, 3800m de nature aride.

Quelques alpages, épineux et troupeaux après le col et nous touchons enfin au but. Altyn Arashan et ses sources chaudes. Nous partageons un bassin avec un bien curieux équipage. Josef le Hongrois, marié à une kirghiz après 8 ans passés presque par hasard dans le pays, et Pamir de Bishkek. Deux amis membres de la même église, qui vous parlent avec la même ferveur de révolution des Tulipes, du poids des traditions et de la force de Jésus. Ils ne peuvent se remettre de notre entreprise. « Un an de voyage autour du vieux continent ! Un tour du monde en 80 jours en quelque sorte ? Mais vous devez être bien lassés de la France pour vous être lancés là-dedans ! ».

Le sommes-nous vraiment ? Certainement non. Peut-être nous fallait-il parcourir des milliers de kilomètres pour nous frotter ici à des forces naturelles et humaines que nous n'avions su jusqu'à présent déceler en nous avec une telle acuité. Ce dont nous nous nourrissons ici n'est somme toute que notre interprétation d'une certaine réalité. Que touchons-nous vraiment de ces cultures, si ce n'est finalement une part inexplorée de nous-mêmes ?
Peut-être n'aurons-nous plus un tel besoin de départ par la suite. Comme l'écrivait Aldous Huxley, dans un monde utopique, qui pourrait être celui d'hommes vraiment attentifs à leur totalité, « Personne n'a besoin d'aller nulle part ailleurs ». (Aldous Huxley, Ile).

Ici, je me permets de réécrire une petite parabole que m'avais contée Thibaut, un ami, et que j'ai plus que partiellement oubliée.

« Un homme entendit parler d'un trésor enfoui au fond d'un désert lointain et encore inexploré. Il décida de quitter son pays, sa famille, pour tenter l'aventure. Il traversa des mers, des monts, risqua cent fois sa vie, rencontra des peuples inconnus. Enfin, il foula du pied ce désert tant espéré. Il ne savait où chercher mais un vieux sage vint à lui. Ce que tu cherches se trouve là, au fond de ce puits. S'armant de courage, il descendit à mains nues les parois glissantes du puits. Et en remonta, avec une simple clé rouillée. « Qu'est-ce donc que cela ? Ce n'est pas ce que je suis venu trouver ici au péril de ma vie. » «  Si, c'est bien cela dont il s'agit », l'assura le vieux sage. L'homme décida de rentrer en son pays, déçu et se disant que les voyages décidément sont bien ingrats. Le temps peut-être lui apporterait la solution de l'énigme.
Un matin, au détour d'un chemin sur ces terres qu'il parcourait depuis son enfance, il tomba au pied d'un arbre sur un vieux coffre tanné par les ans. A l'aide de cette clé rouillée qu'il avait ramenée d'au-delà des mers, il l'ouvrit et trouva effectivement un trésor. »

Photos :  Vallée de Karakol, Lac Ala-Kül, Chika et Jypa, Altyn-Arashan










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