> Lundi 19 août. Un voyageur de passage au Kirghizistan
rencontré à notre arrivée à Osh nous l'aura fort justement
martelé. « Au Kirghizistan, commence par grimper 1000m et
après on discute ». Osh quitté, passée la vallée de
Ferghana kirghiz, encore largement peuplée d'Ouzbeks, non sans que
cela génère ou ait généré moult tensions aux frontières,
l'adage prend tout son sens. Peuple des plaines contre peuple des
hauteurs. Les deux visages du pays s'opposent, Janus dos à dos, avec
l'enclavement qu'il faut surmonter de l'un à l'autre pour conserver
encore les particularismes.
Pour nous, l'affrontement des cimes
aura pris la forme d'une déambulation de vallée à vallée autour
du lac glaciaire d'Ala-Kül. Un itinéraire classique s'il en faut,
réputé simple d'accès. Trois jours, trente-cinq kilomètres peu ou
prou, deux mille mètres à gravir. Le baroud d'accueil du
Kirghizistan.
Le froid, le grésil nous auront fait
notre affaire. Une arrivée sur les rotules et à bout de souffle aux
3500m à mi-parcours, à presque brouiller la vue des eaux troubles
et minérales d'Ala-Kül, planté de toute sa lourde quiétude aux
falaises comme le plomb fondu à son creuset. Une nette évidence du
découragement, un engourdissement inquiétant des membres à vous
faire perdre tout esprit critique et la tentation de quitter le
sombre géant turquoise au plus vite, sans lui offrir la nuit
promise. Et puis non.
Chika et Jypa, 23 et 24 ans, jeunes
mariés d'avril et gardiens pour l'été d'un campement d'altitude,
nous offrent le gîte sous tente, un borsh salvateur et leur force
simple et généreuse. La nuit précédente, Chika n'avait pu dormir,
occupé à courir la montagne à la recherche de porteurs éméchés,
joueurs bien imprudents d'une incroyable partie de cache-cache à
plus de 3000m. Deux allers et retours sur plus de 500m de dénivelé,
entre minuit et cinq heures du matin, à travers ce pierrier glissant
et abrupt menant au col du lac, qui avait suffit en plein jour à
extirper de nous toute once de volonté. Son sourire et son anglais
hésitant nous racontent tout cela, sans autre forme de procès, le
plus banalement du monde. Il faut dire que Chika est né de ces pics
et y a ramené sa femme, Jypa, originaire de Naryn. Jypa a étudié à
l'université à Bishkek, enseigne pendant l'année et parle un
anglais de très bonne facture. Durant ces longs mois d'été
d'isolement, elle assène les leçons du dictionnaire d'Oxford à son
berger de mari, espérant ainsi pour lui, pour eux, un avenir plus
prospère.
Au petit matin, après une nuit
glaciale et sans sommeil, Ala-Kül se révèle dans toute sa
puissance. Une de ces forces telluriques à vous foudroyer sur place
l'hybris des hommes. Pourtant, il nous faut encore tenter de le
dominer par le franchissement d'un second col à son épaule, 3800m
de nature aride.
Quelques alpages, épineux et troupeaux
après le col et nous touchons enfin au but. Altyn Arashan et ses
sources chaudes. Nous partageons un bassin avec un bien curieux
équipage. Josef le Hongrois, marié à une kirghiz après 8 ans
passés presque par hasard dans le pays, et Pamir de Bishkek. Deux
amis membres de la même église, qui vous parlent avec la même
ferveur de révolution des Tulipes, du poids des traditions et de la
force de Jésus. Ils ne peuvent se remettre de notre entreprise. « Un
an de voyage autour du vieux continent ! Un tour du monde
en 80 jours en quelque sorte ? Mais vous devez être bien lassés
de la France pour vous être lancés là-dedans ! ».
Le sommes-nous vraiment ?
Certainement non. Peut-être nous fallait-il parcourir des milliers
de kilomètres pour nous frotter ici à des forces naturelles et
humaines que nous n'avions su jusqu'à présent déceler en nous avec
une telle acuité. Ce dont nous nous nourrissons ici n'est somme
toute que notre interprétation d'une certaine réalité. Que
touchons-nous vraiment de ces cultures, si ce n'est finalement une
part inexplorée de nous-mêmes ?
Peut-être n'aurons-nous plus un tel
besoin de départ par la suite. Comme l'écrivait Aldous Huxley, dans
un monde utopique, qui pourrait être celui d'hommes vraiment
attentifs à leur totalité, « Personne n'a besoin d'aller
nulle part ailleurs ». (Aldous Huxley, Ile).
Ici, je me permets de réécrire une
petite parabole que m'avais contée Thibaut, un ami, et que j'ai plus
que partiellement oubliée.
« Un homme entendit parler
d'un trésor enfoui au fond d'un désert lointain et encore
inexploré. Il décida de quitter son pays, sa famille, pour tenter
l'aventure. Il traversa des mers, des monts, risqua cent fois sa vie,
rencontra des peuples inconnus. Enfin, il foula du pied ce désert
tant espéré. Il ne savait où chercher mais un vieux sage vint à
lui. Ce que tu cherches se trouve là, au fond de ce puits. S'armant
de courage, il descendit à mains nues les parois glissantes du
puits. Et en remonta, avec une simple clé rouillée. « Qu'est-ce
donc que cela ? Ce n'est pas ce que je suis venu trouver ici au
péril de ma vie. » « Si, c'est bien cela dont il
s'agit », l'assura le vieux sage. L'homme décida de rentrer en
son pays, déçu et se disant que les voyages décidément sont bien
ingrats. Le temps peut-être lui apporterait la solution de l'énigme.
Un matin, au détour d'un chemin sur
ces terres qu'il parcourait depuis son enfance, il tomba au pied d'un
arbre sur un vieux coffre tanné par les ans. A l'aide de cette clé
rouillée qu'il avait ramenée d'au-delà des mers, il l'ouvrit et
trouva effectivement un trésor. »
Photos : Vallée de Karakol, Lac Ala-Kül, Chika et Jypa, Altyn-Arashan